Adolescente, je découvrais de mes yeux naïfs, injustices et brutalités du monde extérieur. Finie la bulle cotonneuse dans laquelle j'avais grandi. Dans le refus, je me repliais sur moi-même en cessant d’écouter quand on me conseillait un psychologue, quand on me disait qu’il fallait s’endurcir dans la vie, que le collège nous formait pour l'avenir. Parfois, quand je prenais la parole à ce sujet auprès de mes parents, je déclarais simplement que ce n’était pas normal qu’on me demande à moi de changer ou de m’adapter, quand, c’était les autres qui ne tournaient pas rond. Pourquoi en effet quand le quotidien que j'observais ne dictait que jalousies, violences et injustices, du côté des élèves mais aussi de celui des professeurs ?
Et puis finalement, j’avais une vie normale, un cadre familial stable et mon collège publique avait bonne réputation. De quoi me plaignais-je ? De quel droit avais-je la nausée à l’idée de partir en voyage scolaire quand des dizaines d’enfant en auraient rêvé, savourant cette chance ? Pourtant chaque jour, on me rappelait ma différence et chaque jour, si je l'assumais, je la sentais, cuisante, au contact des autres.
On ne me connaissait peut-être pas mais globalement, on m’aimait bien, toute intello que j’étais. Avant le collège, mes parents m’avaient avertie des dangers du racket mais je n’y avais jamais été confrontée. Non, j’étais dans un collège tranquille, consciente de ma chance. Et pourtant le mutisme qui se déploie chaque jour un peu plus, et pourtant la boule au ventre chaque matin, et pourtant les sentiments qui se nivellent. Mes parents ne l’ont jamais su mais chaque soir, j’ai pleuré pendant deux ans. Chaque soir sans exception. Ils m’ont surprise une fois ou deux en sanglots mais quand ils commençaient à s’inquiéter dangereusement, je les rassurais. Tout était dû à une fatigue passagère, rien d’autre. Ça irait. Après deux ans, j’ai su faire taire tout sentiment en moi ; ainsi ils ne pouvaient plus discerner ni joie, ni tristesse. J’étais éteinte.
Beaucoup de textes circulent en ce moment sur le harcèlement scolaire. Je n’estime pas en avoir souffert mais des souvenirs reviennent. Jeune fille sensible dont les livres étaient les meilleurs amis, je pouvais garder chaque anecdote longtemps enfouie en moi, ressentant fortement chaque interaction avec autrui, bonne ou mauvaise. A 2 ans, ce n’était pas normal que deux petites filles de 6 ans me prennent pour cible et chaque matin me traînent vers elle, pour me gifler inlassablement jusqu’à ce que la sonnerie marque la fin de la récréation et de mon état d'objet. Des années après, cela fait sourire durant les réunions familiales et pourtant, quelle est la part de cet évènement dans ma construction psychologique ? Seule solution trouvée par mes parents et la directrice : que je n’aille plus en récréation, protégée dans l’antre de la bibliothèque. Plus de contact avec l'autre, plus de risque. De même, on pensa à m’enlever de l’école quand j’avais 11 ans mais les uns rappelaient sans cesse aux autres que "l’école est formatrice", il faut créer du lien social, et puis c'est par ce biais et seulement par ce biais qu'on apprend la vie… (Quid le CNED ou tous les enseignements plus hors-normes qui réussissent très bien à certains ?) “Poil de carotte”, “dent de lapin” : régulièrement, on - deux garçons - lui jette des graines de maïs sur la tête quand elle rentre chez elle. (après les avoir mastiquées, évidemment) On rigole, goguenard, elle accélère le pas. Elle a 12 ans et on s’amuse à la bousculer dans les couloirs, on est trois filles têtes brûlées, elle est sérieuse, un peu intello et ne dit jamais de gros-mots, c’est rigolo de voir si elle va se mettre en colère ou encaisser, c’est rigolo de voir si elle va tomber dans les escaliers aussi. Pousser dans les escaliers, c'est mieux que dans les couloirs : elle va peut-être glisser la tête la première jusqu'à l'étage inférieur ! La vie n'est qu'un test immense où l'autre est notre cible.
Cours de sport, devant tout le monde on lui demande à haute voix de quelle couleur sont les "poils de sa foufoune". "C’est comment quand on est rouquin ?" Un cercle moqueur. C’est rigolo. Et c'est bizarre les roux.
Il y a aussi le grand délinquant du collège. Lui, c’est un cas très rare, en rien représentatif du collège modèle dans lequel j'étudie. Il cache un cutter dans sa chaussure, il dit qu’il va me couper les cheveux, mais je comprends que c’est juste pour me faire peur. Allons bon, c'est un jeu, inutile de le prendre au sérieux ou d'en parler autour de soi en petit fayot. Il s’amuse à entailler mon étui de flûte, il sait que suis soigneuse mais ne dirai rien, ne me plaindrai pas. Je ne fais jamais d'histoire. Il brûle les murs avec son briquet. Il me fait peur, quand même. D’autant plus que je suis une cible potentielle, un peu trop rouquine et intello. Mais on décide (les professeurs) que s’il faut l’envoyer à la vie scolaire pour le renvoyer de cours, c’est moi qui m’en chargerai. Car je suis mature et responsable, et en plus par je-ne-sais-quel-miracle, je canalise souvent les mauvais élèves ; j'assagis. Nouveau plan de classe, je serai aussi près de lui. Merci messieurs les professeurs. Mes parents s'insurgent, ce n'est pas mon rôle d'élève d'aider à la discipline. Mais que faire ? On laisse couler car, dans cet univers, faire des vagues vous stigmatise encore plus et vous met à dos professeur élèves mais aussi principal qui ne supporte pas les jérémiades des parents. "Pfff, que des enfants gâtés !"
Le bruit, les adolescents qui se moquent les uns des autres. Dix fois par jour, le jeune homme sensible entendra crier autour de lui "PD, tapette !". C'était mon ami mais j'étais paralysée, impossible de l'aider, cela me retomberait dessus, moi qui ne faisait déjà pas la fière. Un jour il revient une boucle à l'oreille pour faire plus viril et affirmer son identité : les moqueries redoublent. Il y a le fameux élève qu’on ne peut pas renvoyer définitivement car il n’a pas encore 16 ans, il traite de connasses les professeures, mais uniquement les femmes. Il y a l’autre intello, elle aussi une cible facile et qui pourtant se moque de moi et me regarde en biais quand je tente de me réchauffer l’hiver en soufflant sur mes mains. Cela lui permet en se moquant de ses paires de ne pas y être assimilée. C'est bien connu, si tu te fais instigateur de pics assassins, tu évites d'en faire les frais. J’ai dû faire un bruit bizarre, je dois être bizarre, c'est en tout cas ce que je ressens. J’aime être différente, ne pas être comme tout le monde et je me dis qu'après tout l'adolescence sert justement à trouver et affirmer son identité, qu'ils n'ont rien compris à tous se mimer les uns les autres.
Les bousculades dans l’escalier, la solitude quand, plâtrée au bras je ne peux pas ranger mes affaires et prendre mon sac, que je reste seule dans la salle de cours alors que tous les autres sont déjà partis en pause depuis cinq minutes. Mais ça me permet d'échapper à la cohue et finalement, la solitude relaxe. Personne ne m’aide, évidemment pas les professeurs pour qui c'est affaire de camarades et qui jugent hors de leur rôle d'intervenir. Les couloirs, royaumes des ados où les équipes éducatives n'osent mettre un pied. Et la peur de tomber et d’être moquée, les graines de tournesol sur la tête. Encore et encore. Que des mots qui s'enchaînent dans ma tête avant de pouvoir enfin faire régner le silence chez moi. Plus ancien, un souvenir remonte sur les flots de ma conscience. CM2, à peine 10 ans et le système pileux qui s’éveille, une jeune fille de 9 ans vient me voir, prend cet air hautain et me dit que c’est vraiment dégoutant et que je devrais m’épiler, qu’elle ne comprend pas pourquoi je reste comme ça. 10 ans à peine. On ne s'épile pas quand on est un enfant, on n'est pas censé subir autant le diktat de l'apparence et les jugements des autres. On est juste un enfant. Son regard, je ne l'oublierai jamais, et surtout la honte ressentie à l'époque.
J’ai eu une enfance heureuse mais quelque part, est-ce que ces moments de vie n'ont pas été une forme de harcèlement ? Ou tout du moins, ne l'aurais-je pas mieux vécu si ça avait été pris au sérieux et reconnu ? Notons qu'Internet et les réseaux sociaux ne s’étaient pas encore développés, imaginez maintenant le quotidien des adolescents actuels qui le subissent ? Je ne peux que l'esquisser vaguement et m'étonne souvent du désintérêt des adultes.
Peut-être que si mes anecdotes n’ont pas basculé du côté obscur du harcèlement scolaire, c’est parce que je me suis fait toute petite, jusqu’à disparaître totalement pour éviter tout risque (et n'aurais pas dû avoir à le faire) Si vous êtes invisible, personne ne vous pointera du doigt. Comment, en tant que jeune adulte, réapprendre à vivre et s’affirmer en oubliant les réflexes de l’adolescence ? Peut-être que les harcelés dont on entend tant parler ont juste eu le courage de s’affirmer et de dire qu’ils étaient là. Oui, crier "J'EXISTE".
Je lis des articles féministes depuis quelques temps, je m’intéresse aussi au racisme ordinaire, bref à la manière dont la société structure notre incosncient pour nous faire admettre une pensée dominante comme pensée normale, nous menant même à rejeter malgré nous toute minorité et caractère “anormal”. Malgré soi, tout en se voulant ouvert d'esprit, nous pouvons, chacun de nous peut donc abriter des préjugés.
Quand cesserons-nous de pointer du doigt tous ceux qui semblent échapper au rang ?
C'est pourquoi je m'interroge quant au harcèlement scolaire qui lui aussi donne la voix aux plus forts, nous faisant croire que c'est l'ordre naturel des choses. Les souvenirs remontent, mes petites anecdotes à moi de rien du tout se réveillent. Ce collège que j’ai tué dans ma mémoire, ces quatre années à arpenter des couloirs à toute vitesse en évitant les secousses car c’était le bazar, les larmes montent. Tout simplement, je poserai cette question : est-ce normal que 10 ans après les larmes coulent par cette simple évocation ? Non, ça ne m’a pas forgé le caractère, ça ne m’a pas appris la vie. Cela m'a seulement appris à faire profil bas et abandonné mes idéaux. Comme dans Tommorroland, entendre répéter que "c'était ainsi" a fini par tué tout mon optimisme. Et si je pensais avoir définitivement tourné cette page, je suis bien obligée de reconnaître que cela a influencé chaque instant de ma vie postérieure.
En seconde, je décide d’avoir une nouvelle vie. Relooking, coupe de cheveux. Je choisis le plus grand lycée publique de ma ville avec l’option de mes rêves. Après une journée, je suis terrassée par la peur. Il y a trop de monde partout, je suis trop faible, pas assez sûre de moi pour supporter ça. Les premières prises de contact se sont pourtant très bien passées, j'ai même été parfaite dans mon nouveau rôle. Ce premier jour me place directement au milieu d’un groupe soudé. Et pourtant j’ai paniqué, la petite fille qui avait vécu cloîtrée dans la peur de l’autre pendant quatre ans ne pouvait sortir au grand jour si brusquement, dans le plus grand lycée de la ville, celui avec une vie sociale hyperbolique et des jeunes "in". Je m’inscris rapidement dans un petit lycée privé, plus rassurant mais aussi avec moins de prétentions ou d’ambitions. Je regretterai toujours ce choix qui m’a sûrement privé de bien des choses, dont quelques voyages exceptionnels. Néanmoins, pendant trois ans dans un lycée tranquille qui cultivait le respect mutuel, j’ai appris à respirer plus sereinement et me suis contruite peu à peu. Je sortais encore très rarement mais j’appréciais mes camarades, tout était plus détendu et moins agressif. Il me fallut encore une année de prépa, qui prolongeait le lycée et m’évitait de choisir une voie et de pénétrer le “vrai monde”, socialement au calme, sans aucune vague pour enfin fixer des attentes dans ma vie. C’est seulement à partir de là que je recommençai à vivre. Une vie normale avec des potes, des amis qui vont et viennent et des chagrins d’amour. C'était la vie qui faisait briller mes yeux lors de mes années primaire et qui s'était interrompue subitement et sans raison apparente que je devais apprendre à affronter.
Rappelons donc le sans vaciller : la méchanceté, les moqueries, les insultes, l’irrespect ne sont pas corrects et ne doivent pas former à la vie. Ils n'ont aucun alibi et strictement aucune excuse. Soutenons ceux qui en sont victimes et surtout ne les laissons pas égoïstement seuls. Montrons avant tout que nous ne sommes pas d’accord avec leurs oppresseurs. Cette simple pensée les réconfortera et déséquilibrera les rapports de force, écumera les auto-culpabilisations. Personne n'est coupable d'être faible ou différent. Il s'agit en situation de dire à haute voix ce que beaucoup ne font que penser en étant témoins d'actes méprisants, voire en y collaborant sans chercher à comprendre. Ayez le courage de défendre les plus faibles même si cela vous coûte ou que vous prenez le risque d'être à votre tour, moqué. Et ne donnons pas d'excuse aux enfants parce qu'ils sont jeunes, il n'y a pas d'âge pour apprendre le respect de l'autre. Ne sous-estimons pas l’agressivité dont ils font preuve les uns envers les autres en les rétrogradant au rang de chamailleries infantiles qui ne nous regardent pas. ("Un jour, tu regarderas ces années avec nostalgie, tu en riras, tu ne garderas que les bons souvenirs." Ah bon ? ) Notre monde est peut-être celui où les représentants ont gagné par abus de pouvoir en écrasant les plus faibles mais libres à nous de construire des structures meilleures et de se battre pour soutenir nos idéaux, qu'ils semblent naïfs, idéalistes ou trop optimistes, bref de rester droits dans nos bottes. Si on vous moque, montrez de quoi vous êtes capable, c'est votre meilleure vengeance et ne pliez pas sous le feu ennemi, restez vous-même. Plus nous serons nombreux à nous affirmer, plus nous encouragerons notre entourage à faire de même et ne pas se replier sous un discours mainstream.